Il y a trente ans, la société qui gère la résidence dans laquelle j’habite a décidé de remplacer l’immense et immonde dalle qui s’étalait sous nos fenêtres par un jardin. Je n’ai rien vu des travaux, je travaillais encore à cette époque, le matin les ouvriers n’étaient pas encore arrivés et le soir ils étaient …
Le banc
Il y a trente ans, la société qui gère la résidence dans laquelle j’habite a décidé de remplacer l’immense et immonde dalle qui s’étalait sous nos fenêtres par un jardin. Je n’ai rien vu des travaux, je travaillais encore à cette époque, le matin les ouvriers n’étaient pas encore arrivés et le soir ils étaient déjà rentrés chez eux. Je n’ai vu que des tas de gravats, des trous profonds, des tas de terre, des trous rebouchés et enfin les premières fleurs plantées. Pendant six mois, il m’a semblé que les matériaux et les objets utilisés étaient doués d’autonomie, qu’ils savaient quoi faire et comment le faire, sans besoin de l’homme. Évidemment, c’est impossible, c’est mon côté fantasque qui s’exprime, mais tout de même, il y avait quelque chose de magique et le week-end, en buvant mon café à la fenêtre, j’espérais surprendre un mouvement au milieu du chantier, mais ce n’est jamais arrivé.
Un mois après les travaux, nous avions tous oublié à quoi ressemblait la résidence avec son immonde dalle grise. Comme certains de mes voisins, je dois avoir des photos où l’on peut l’apercevoir, mais qui voudrait s’en souvenir ? Pour ma part, c’est un souvenir que je suis ravi d’avoir oublié contrairement à d’autres, mais que peut-on faire contre les ravages du temps, et depuis ma fenêtre je profitais de cette mer verte nouvellement formée.
Au milieu des arbres, des buissons, des parterres de fleurs et des pelouses où sont revenus les oiseaux, pour mon plus grand bonheur, se trouve un banc. Lorsque je l’ai découvert la première fois, j’ai ri, je l’ai trouvé stupide sur ses quatre pieds, avec sa couleur vert foncé, là, au pied de l’immeuble. Qui allait s’assoir dessus, si près de chez lui ? Puis j’ai repensé à l’architecte à l’origine des plans, lorsqu’il a présenté ses dessins devant une commission, en compétition avec ses confrères, le banc devait être la clef de voute de son projet, l’élément qui ferait pencher la balance en sa faveur, et ce fut le cas. Tant mieux pour cette personne.
En allant et en revenant du travail, je passais devant cet ovni et je le regardais. Il n’était pas moche, son assise était profonde et il paraissait confortable mais je ne me suis pas assis dessus et je n’ai jamais vu personne s’y asseoir non plus. Il commençait à me faire de la peine, condamné à l’inutilité, seul, injustement fixé au sol par de profondes vis, sans possibilité de profiter de ses quatre pieds pour gambader librement. Une fois, j’ai eu envie de briser ses chaines, lui rendre sa liberté, mais il était tard, j’étais fatigué et je suis rentré me coucher.
Le temps a passé depuis ce jour, le banc est resté là, fidèle à son poste, surveillant les allées et venues, et comme d’autres résidents il m’a vu vieillir. Puis il m’a vu prendre ma retraite et courir de droite à gauche, m’efforçant de profiter du temps libre que j’avais trop largement sacrifié pour le travail. Puis il m’a vu commencer à boiter, mon genou était devenu fragile, séquelle d’une fracture faite dans ma jeunesse et mal rétablie. J’ai commencé à me trainer et chaque sortie devenait plus pénible que la précédente.
La douleur empirait d’année en année et à celle-la sont venues s’en ajouter d’autres qui rendirent mon quotidien fastidieux. Avec regrets, j’ai commencé à réduire mes promenades hebdomadaires, je devais soulager mon corps d’après le docteur, mais lorsque je restais chez moi, je trouvais du réconfort à ma fenêtre et je passais des heures à regarder les feuilles danser dans le vent, les oiseaux aller et venir, et le banc, seul au milieu de cette gaité.
C’était un mercredi, j’étais sorti faire mes courses de la semaine au marché, j’avais pris mon caddie qui ne demandait aucun effort superflu et sur lequel je pouvais m’appuyer, en plus de la canne qui était venue se greffer dans ma main, et je rentrais chargé de mets délicieux quand une vive douleur me prit toute la jambe. Elle était paralysée, je ne pouvais rien faire, le seul moyen de me soulager aurait été de m’allonger, chose impossible dans la rue, alors j’ai cherché autour de moi un coin où m’assoir mais il n’y avait rien. Je suis resté dix minutes debout au milieu du trottoir, cramponné à mon caddie en attendant que la douleur passe, conscient d’être une gêne pour les gens pressés qui me contournaient en râlant.
La douleur a fini par passer et j’étais éreinté. Je suis resté encore cinq minutes, le temps de reprendre des forces, et je suis rentré chez moi. J’ai franchi la grille qui sépare notre jardin de la rue, j’ai remonté la petite allée qui mène à mon bâtiment. Je m’étais arrêté pour prendre la clef dans ma poche quand ma jambe s’est remise à me faire mal. J’allais tomber à la renverse, ma canne n’était d’aucun secours cette fois, mais par miracle j’ai réussi à pivoter et je me suis assis sur le banc. J’avais imaginé qu’il puisse être confortable avec son assise profonde mais pas autant ! En m’asseyant, la douleur dans ma jambe a immédiatement disparu et je me suis endormi de soulagement.
C’est en ouvrant les yeux, je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi ni combien de personnes m’ont vu ainsi, que j’ai compris pourquoi ce banc, le seul, l’unique de son espèce, était la clef de voute du projet d’un architecte inconnu à qui je devais mon salut. Il était idéalement placé, comme si le jardin avait été conçu depuis ce point, exprès pour lui, comme pour le soulager de sa solitude. Assis, on pouvait admirer le jeu de couleurs des fleurs, les nuances de vert qui allaient en s’assombrissant à mesure que le regard portait vers l’extrémité de la résidence, les lampes qui éclairaient les allées menant aux différents bâtiments s’intégraient parfaitement dans la végétation, créant l’illusion que les arbres montraient le chemin et, le plus important, je pouvais voir la rue, ultime spectacle de qualité pour la vieillesse, sans pour autant être gêné par son agitation. J’ai fini par me lever, tout à fait rétabli et je suis rentré chez moi, enchanté de cette confortable découverte.
Depuis cet incident, j’ai arrêté les longues sorties, les douleurs dans ma jambe sont devenues quotidiennes, marcher est devenu épuisant et maintenant j’ai peur de tomber dans la rue. Pour pallier cette inévitable perte d’autonomie j’ai fait appel à une aide à domicile qui vient deux fois par semaine chez moi, la première pour faire les courses et la deuxième pour faire le ménage. Après qu’elle avait terminé ce qu’elle devait faire et parce qu’elle était heureusement bavarde, nous discutions toujours une petite heure autour d’un café et quelques biscuits. Ne plus pouvoir marcher est un signe avant-coureur de mort mais j’ai encore un peu de ressources et je mobilise les dernières forces qu’il me reste pour descendre au jardin et m’assoir sur le banc. Il n’est pas aussi éloquent que l’aide à domicile mais il sait me distraire.
Je descendais m’y asseoir en début d’après-midi, sans lecture, et je m’imprégnais de tout ce qui m’entourait. À force de jours, j’ai fini par repérer les habitants du quartier et par connaitre leurs habitudes, je ne ferai pas le détail de tous ceux que je voyais passer mais je m’amusais à marquer le temps lorsque je les apercevais. Comme ce jeune homme que je voyais passer tous les jours devant la résidence à 17h05 précises. Je savais qu’après lui certains résidents, aussi vieux que moi, allaient sortir faire leur promenade quotidienne, que ceux qui étaient partis travailler tôt allaient bientôt rentrer, et que tous me salueraient ou s’arrêteraient pour échanger quelques mots. Jusqu’à cette heure, je restais en silence à contempler la nature et je me perdais dans les souvenirs vagues de ma vie écoulée.
Les années passaient et je descendais toujours plus tôt m’asseoir sur le banc, même ça était devenu un effort, le temps approchait où je ne pourrai plus descendre, plus me déplacer tout court, alors j’en ai profité autant que j’ai pu. J’ai fini par connaître toutes les personnes qui passaient devant la résidence et pour chacune d’entre elles, j’avais élaboré un petit emploi du temps. Je n’avais plus besoin de montre, chaque personne qui passait me donnait l’heure et mes journées s’écoulaient au rythme de leurs activités.
Puis un matin, lorsque je suis descendu comme d’habitude, j’ai trouvé la place vide, le banc avait disparu, il ne restait que les profondes vis qui l’avaient maintenu captif tant d’années. Je n’ai pas posé de question au gardien, je n’ai pas appelé la société qui gérait la résidence, je suis remonté chez moi. La disparition du banc ne m’avait pas attristé, au contraire, elle m’avait rendu heureux, heureux pour lui.
Aujourd’hui, je ne sors plus de chez moi, je n’en n’ai plus la force. J’arrive seulement à trainer ma vieille carcasse jusqu’à la fenêtre et je reste là, naviguant en pensée sur la mer de végétation qui s’étale sous moi, et parfois mon regard se pose là où se trouvait le banc. Il n’a pas été remplacé et je l’imagine libre dans un ailleurs que je vais bientôt découvrir.